KORNAZOV/CODJIA/TAMISIER : "Le Gris du Vent "
Pas facile pour Gueorgui Kornazov, Manu Codjia et Geoffroy Tamisier d'ouvrir le bal : une majorité du public s'était déplacé pour découvrir Lou Tavano, nouvelle révélation du jazz vocal. Alors, beaucoup ont été surpris par l'univers de ce trio : une formation atypique interprétant un jazz de chambre sophistiqué et aventureux, interprété sans rythmique, de quoi dérouter... Il faut peut-être se libérer de certains à priori pour pénétrer dans cette musique (ou se laisser pénétrer par cette musique). Qu' est-ce que le jazz, peut-on l'aborder de cette manière, par le biais de compositions intimes, où chaque instrument n'a pas un rôle convenu, mais participe à un son collectif, sans chercher à se mettre en avant ?
Les musiciens se connaissent depuis presque deux décennies, et ils n'ont plus besoin de ces conventions typiques du jazz pour jouer ensemble. Leur musique est faite d'harmonies épurées, chacun explorant les multiples nuances de leur instrument pour mieux exprimer sa sensibilité. Les rôles s'échangent, on a rarement la sensation d'entendre un soliste accompagné par ses partenaires. Cela n'empêche pas Gueorgui Kornazov d'explorer les possibilités de son instrument, du growl aux glissendi, en passant par des diphonies (ou plus si affinités). On est loin des fanfares balkaniques qu'ont pu évoquer certains de ses enregistrements, mais il en reste comme un écho discret. La trompette de Geoffroy Tamisier peut se faire patte de velours comme lancer des éclats flamboyants, et la guitare de Manu Codjia tisse en permanence un canevas harmonique faisant le lien entre les deux cuivres.
On entend un hommage au grand trompettiste canadien Kenny Wheeler, mais aussi des harmonies rappelant la musique classique du début du siècle, et l'osmose est telle entre les musiciens qu'on aurait du mal à affirmer quel est le compositeur de chaque morceau. Si ce projet a été initialisé par Gueorgui Kornazov, chacun a apporté sa pierre à une œuvre collective.
Reste que si le public du Théâtre n'a pas toujours réussi à rentrer pleinement dans cette musique, il s'est tout de même laisser caresser par "Le Gris du Vent".
voir un extrait du concert sur youtube :
LOU TAVANO SEXTET
Changement de climat après "Le Gris du Vent" : l'arrivée de Lou Tavano et de ses musiciens entraîne le public dans le domaine d'une séduction beaucoup plus immédiate. Superbe dans un bustier noir du plus bel effet contrastant avec sa chevelure flamboyante, elle dit au public son bonheur d'être là après l'annulation de l'an passé, et attaque en douceur "Emotional Riot" de sa voix veloutée, puisant dans le registre des graves. On sent une tension interne qui monte à la surface en même temps que la voix monte dans les aigus : ("I feel I'm burning down inside..."). Dès ce premier morceau, Lou a mis le public dans sa poche. Il faut dire que ce concert est conçu comme un spectacle : les superbes lumières, les costumes noirs, et l'indéniable présence scénique de Lou Tavano qui bouge superbement, mettent en valeur ses remarquables compositions écrites avec Alexey Asantcheeff, et les grandes qualités des musiciens. On ressent aussi immédiatement la complicité qui les unit et la tendresse que Lou leur communique.
Très rapidement, Lou Tavano se débarrasse de ses chaussures ("Je ne sais pas pour vous, mais pour moi, ça y est, je me sens comme à la maison ! ")
Tous les morceaux de cette première partie de concert sont tirées du disque "For You", et si certaines ont des allures de pop-songs, ("The Call"), les superbes arrangements ont une couleur très jazz, tempérée par l'ajout de chœurs masculins un peu décalés sur certains refrains.
"Petite Pomme" est introduite par une conversation téléphonique d'Alexey avec sa grand-mère russe : chantée en français par Lou, relayée par un texte dit par Alexey en russe sur un tapis de cuivres, cette chanson sent le vécu et véhicule une émotion particulière.
Après "The Call" et son refrain chanté dans un micro bizarre donnant à la voix des effets de mégaphone, "L'Artiste", seconde chanson en français, écrite en hommage à Jacques Brel, nous rappelle que Lou et Alexey portent dans leur cœur les grands interprètes de la langue française tels que Brel ou Barbara.
Vient ensuite le majestueux "Quiet Enlightenment", voix sensuelle soutenue par un ostinato du piano, puis par la chaleur des cuivres. L'intensité monte, la voix se fait plus aiguë, la batterie plus présente, quelques voix masculines s'ajoutent pendant le refrain, et un chorus de soprano donne à la voix de Lou Tavano l'occasion de s'envoler dans les hauteurs."For you", est une ballade qui révèle s'il en était besoin les liens unissant Lou et Alexey, une complicité tant sentimentale que musicale.
Lou évoque ensuite un voyage commun à Bali et des rencontres qui les ont bouleversés, et leur ont donné l'idée de détourner le standard " Afro Blue" en un "Bali Hues" percussif sur lequel le batteur Ariel Tessier se déchaîne, soutenu par les claves, tambourin et cloches dont se sont emparés les musiciens, sur fond de contrebasse et de chœurs, (" Dream of a Land, Dream of a Land ...") que Lou Tavano invite le public à partager. Un final dans la joie et la communion, qui bien sûr induit un rappel chaleureux.
En réalité, il y en aura trois : Lou revient pour chanter "Rest Assured", s'accompagnant au piano, mais bientôt rejointe par Alexey pour un duo amoureux, puis par le reste de la joyeuse troupe... Le final nous rappelle à nouveau les débuts du duo :" Indifférence", la célèbre valse de Tony Muréna dans la version chantée d'André Minvielle et Bernard Lubat, prise sur un tempo extrêmenent rapide, acrobatie vocale dont Lou Tavano nous défie de comprendre un mot, et une "Javanaise" tout en sensibilité et en émotion.
Ce qui différencie Lou Tavano de nombre de ses consœurs, outre ce grain de voix unique, c'est que ses chansons, écrites à quatre mains avec son partenaire Alexey Asantcheeff, racontent des histoires vécues que Lou, qui est aussi une conteuse, partage avec le public, établissant une relation complice.
Il faut bien sûr rendre aussi hommage aux magnifiques musiciens qui partagent la scène avec Lou Tavano : Arno de Casanove à la trompette et Maxime Berton aux saxophones, auteurs de remarquables chorus, Ariel Tessier à la batterie et Alexandre Perrot à la contrebasse, superbement efficaces, et Alexey Asantcheeff, fin pianiste et remarquable arrangeur.
Le public ardennais a découvert une magnifique chanteuse aux talents multiples, une conteuse, et est ressorti ravi. Les très nombreux disques vendus à la sortie en sont la preuve indéniable.
Patrice Boyer